28 déc. 2012

LES SCARIFIES, de China Miéville

Second roman dans le cycle de Bas-Lag, après Perdido Street Station et avant Le Concile de Fer, les Scarifiés est une oeuvre à la hauteur du monument qui la précède. Perdido Street Station nous plongeait dans la ville de Nouvelle-Crobuzon ; Les Scarifiés nous fait prendre du recul, nous fait voyager et nous plonge dans une autre ville, un autre environnement, un nouveau monde tout aussi prenant que le précédent : Armada, la cité flottante, voyageant sur les mers.


Ed. Fleuve Noir -2005 - 523 p.

La fenêtre de Bellis donnait sur ce paysage de mestres et de beauprés réaménagés, ce panorama urbain formé de coltis et de gaillards d'avant ; ces centaines de navires reliés les uns aux autres qui s'étalaient sur près de deux kilomètres carrés de mer, et sur la ville bâtie par-dessus.

La ville en tant qu'entité est au coeur de cette oeuvre, une fois encore. Le monde dépeint par China Miéville est captivant. Les lieux, les races, les technologies et magies (ah, la thaumaturgie !), les sciences (après l'énergie de crise dans Perdido Street Station, nous allons cette fois aborder la théorie des possibles et son utilisation concrète dans le réel)... Tout est passionnant, fourmille de détails et de vie. Mais plus que tout, c'est la ville qui est le plus marquant, elle est un personnage à part entière de ce livre, une fois de plus. C'est peut-être l'élément qui frappe le plus, qui reste longtemps après que le livre soit refermé : la ville est au coeur du roman, elle s'impose à nous, s'efface puis revient au premier plan, toujours. Et c'est cela qui en fait, à mon avis, un monument de Fantasy Urbaine. La ville est là, elle est sale et impitoyable, elle est belle et enchanteresse, elle façonne et subit ceux qui l'habitent, elle vit au fil des pages, et elle nous prend aux tripes et ne nous lâche jamais.

À noter que s'il s'agit bien du même univers (Bas-Lag), ce roman est totalement indépendant de Perdido Street Station : il est possible de les lire dans n'importe quel ordre. Tout au plus raterez-vous quelques clins d'œil, mais vraiment aucun élément de compréhension, rien qui vienne à manquer pour apprécier ce livre à sa juste mesure. Personnellement, j'avais commencé par Le Concile de Fer (le troisième roman prenant place dans l'univers de Bas-Lag, donc) et ça ne m'avait pas gêné.


Intrigue et personnages

Résumé :
Jeune traductrice de langues oubliées, Bellis fuit Nouvelle-Crobuzon à bord du Terpsichoria en route vers l'île Nova Esperium. Arraisonné par des pirates, le navire est conduit vers Armada, improbable assemblage de centaines de bateaux hétéroclites constitués en cité franche, régie par les lois de la flibuste. Bellis y rencontrera bientôt les deux seigneurs scarifiés d'Armada, les Amants, ainsi qu'Uther Dol, mercenaire mystérieux aux pouvoirs surhumains. Un trio qui poursuit sans relâche une quête dévorante, la recherche d'un lieu légendaire sur lequel courent les mythes les plus fous. Sollicitée pour ses talents de linguiste, Bellis commence alors le plus stupéfiant des voyages, un périple aux confins du monde.

Nous suivons des personnages qui, s'ils se retrouvent au coeur des évènements et côtoient parfois les plus éminents décisionnaires, n'ont que peu de pouvoir, ne sont pas à la tête de troupes ou quoi que ce soit. Pourtant, l'intrigue implique des éléments d'une ampleur et importance considérables. Le vol d'une plateforme de forage mobile, l'invocation d'une créature mythique, l'opposition des plus grandes puissances maritimes... Ce sont là des évènements historiques qui bouleversent les équilibres établis, font bouger les lignes en mettant en oeuvres de forces. Le tout est de savoir qui contrôle lesdites forces, et comment chacun voudrait tirer son épingle du jeu. Au milieu de ces motivations suprêmes, les personnages évoluent chacun à leur niveau, tous impliqués, encore qu'ils ne sachent pas toujours comment ou pourquoi.

Bellis Frédevin est une simple traductrice qui a fuit Nouvelle-Crobuzon, pour des raisons qui font référence à Perdido Street Station en un clin d'oeil délicieux (ah, ce cher Isaac). Capturée avec tous les autres lors d'une attaque de pirates, elle refusera de toutes ses forces de s'acclimater, s'intégrer à cette ville flottante. Elle ne se résigne pas : elle veut retourner à Nouvelle-Crobuzon. Elle s'approchera d'Uther Dol, de Silas Fennec, cherchera à trouver une solution dans ces noeuds d'intrigues pour parvenir à ses fins, pour avancer elle-même, ou bien même pour seulement comprendre, comprendre ce qu'il se passe, qui veut quoi, qui manipule qui.

Bellis est un personnage porté par une forme de désespoir cynique. Elle se bat, sans toujours savoir contre quoi ou pour quoi. Légèrement (sic) associale, elle porte sur les autres un regard sans concession, et maintien de la distance avec tous. Pourtant, elle sera bien amenée à s'ouvrir, et évoluer sur ce point comme sur tant d'autres, pour tâcher d'avancer. Cette évolution n'est pas vraiment un voyage initiatique, bien qu'elle soit transformée en profondeur par les évènements, et il est très intéressant de noter qu'il s'agit d'un personnage fort et complet dès le départ, qu'il ne s'agit pas là d'une coquille vide placée là juste pour se remplir au court de l'histoire. Son passé la façonne, et il est essentiel pour la comprendre.

Tanneur Sacq est un recréé. Pour faire simple, il a été condamné par la justice de Nouvelle-Crobuzon, et son châtiment consiste en une greffe absurde et cruelle. Un "Recréation". Dans son cas, deux tentacules mortes greffées sur son torse. Les joies de la justice de cette splendide cité ! Envoyé vers la colonie de Nova Esperium pour y servir d'esclave (je résume, mais c'est bien cela au final) il est finalement délivré par les pirates et va trouver dans Armada une nouvelle patrie, qui l'accepte comme il est et le place sur un rang d'égalité avec les autres citoyens. Les recréés assimilés ainsi par Armada n'ont évidemment aucune envie de s'enfuir ou résister, et s'intègrent bien plus rapidement que les autres capturés.

Les personnages secondaires ont une présence saisissante. Silas Fennec, les Amants, Uthel Dol, le Brucolac... Les scènes rassemblant ces deux derniers personnages sont juste géniales.


Ecriture


China Miéville. Je ne sais même pas comment expliquer en quoi son écriture me prend autant aux tripes. Dès les premières pages, il nous transporte dans son monde, avec ses personnages, et le tout a une telle puissance, tout de suite, dès les premiers mots.

Attention, comme dans Perdido Street Station, ici il n'est pas question de prendre le lecteur par la main pour une visite guidée toute propre et bien ordonnée de l'univers et des règles qui le régissent. Oh que non ! Ici, on vous balance dans le récit, dans ce monde, d'un coup de pompe bien placé. Les termes inventés pleuvent, les noms de races et de lieux, les références historiques. Il nous faut comprendre par le contexte ou bien attendre que l'explication nous soit donnée (ou pas) plus loin. Dis comme ça, cela fait fouilli ? Certes. Et pourtant cela fonctionne. Cela fonctionnement merveilleusement bien. Le monde prend vie, et il nous suit même une fois les pages refermées. J'ai tellement envie de me replonger (en suis-je bien ressorti ?) dans le Bas-Lag, que j'ai remis Le Concile de Fer juste à côté de ma PàL ;)

Dernier point ici : les "longues" descriptions. Habituellement, j'ai beaucoup de mal à accrocher à ce procédé. Les deux pages de description en entame de chapitre, ça a tendance à me sortir de ma lecture. Bon, c'est personnel, je sais que certains adorent ça. Et je les comprends, parce que quand c'est China Miéville qui fait ça, je trouve ça merveilleux. ça me laisse toujours autant perplexe, mais le fait est que j'en suis presque au point d'en réclamer d'autres.


Conclusion


Le Brucolac redressa le dos en lâchant un reniflement qui aurait aussi bien pu exprimer le mépris ou une confiance partagée que bien d'autres choses.
— Ils n'arriveront pas à leurs fins, jeta-t-il. La cité ne le permettra pas. Elle n'est pas conçue pour ça.
Il ouvrit une bouche indolente. Sa longue langue fourchue jaillit, traversant l'air pour le goûter et pour savourer des fantômes dans la sueur d'Uther Dol.

Pour finir, je voulais aborder deux points.

La traduction, tout d'abord. Nathalie Mège fait une fois de plus un travail extraordinaire. Et il y a de quoi faire avec cet univers original et les nombreux néologismes. A noter que Perdido Street Station, qu'elle a également traduit, a été primé dans sa version tradutie par le grand prix de l'imaginaire (catégorie Roman étranger) et le prix Jacques Chambon pour la traduction proprement dite.

Ensuite, l'aspect du livre. C'est le premier livre de Fleuve Noir que je lis, et j'ai été agréablement surpris. Le livre en lui-même n'a rien de bien particulier. Je préfère les couvertures mates aux brillantes, mais c'est du détail. Non, ce qui m'a surpris c'est le texte et plus particulièrement l'interligne resserré qui donne des pages au texte bien épais. J'adore ça. Même si c'est plutôt agréable, les pages au texte bien aéré manquent du charme d'un bon gros livre au texte bien compact : un vrai petit pavé quoi !


Un livre envoûtant, à la mesure de Perdido Street Station, son illustre prédécesseur. Un livre dont on voudrait qu'il ne se termine pas tellement on a envie de rester à rêver et vivre dans ce monde que nous dépeint China Miéville, avec ces personnages que l'on voudrait continuer de suivre, encore et encore. Et ce bien que la fin du livre soit à la hauteur de tout le reste.

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